July 22, 2025
Le «present» de la neutralite, et son avenir
Je voudrais, pour évoquer ce principe de neutralité, commencer par dire qu’il faut être sensible à l’allure de l’Histoire. Cette allure de l’Histoire me semble marquée par une oscillation permanente entre des élans contradictoires. Si vous m’y autorisez je dirais volontiers que l’Histoire oscille en permanence entre des élans « iréniques » et des élans « polémiques ».
Par élan irénique j’entends des moments favorables à l’idée de paix (c’est-à-dire le silence des armes) et par élan polémique j’entends ces moments où la politique laisse la place à la guerre.
Il est clair que nous sommes dans un élan polémique, alors que la période historique que j’évoquerai tout à l’heure, qui a vu la création de la Société des Nations et plus tard la naissance de l’ONU, était un élan irénique.
La condition de possibilité de la justice c’est l’existence d’un tiers dans un différend, or ce tiers est absolument différent des partis engagés dans leur différend.
Le monde a besoin d’arbitre, il a besoin d’arbitrage. Quelle meilleure situation, pour rendre un arbitrage, que de le placer dans un espace neutre ?
Si la neutralité n’existait pas, il faudrait l’inventer. Or elle existe. Je voudrais, en quelques mots, cerner cette existence, et contribuer à rappeler son importance.
Le principe de neutralité repose sur la mise à l’écart d’un axiome qui nous vient de loin, puisqu’il nous vient de Rome.
Quel est cet axiome ?
« Qui n’est pas avec moi est contre moi ». On en trouve la trace chez Tite-Live – « repousser l’alliance des Romains serait faire acte de folie : il faut en faire des amis ou des ennemis. Choisissez » .
Cet axiome, que l’on pourrait aussi qualifier d’axiome du tiers exclu, repose sur une idée simple : dans la guerre l’indifférence est exclue, le monde se limite au partage ami/ennemi, une tierce position n’a pas lieu d’être.
C’est aussi l’émergence d’une autre idée simple : dans la guerre, pour s’en sortir, il faut élaborer des alliances. Or qu’est-ce qu’une alliance ? , c’est, si l’on peut dire, le lieu par excellence, de la fabrication du principe du tiers exclu.
Si la guerre est la politique continuée par d’autres moyens, alors la guerre vérifie le quasi réflexe qui est au cœur de la politique, le réflexe parfaitement formulé par un philosophe français, Gaston Berger, le père de Maurice Béjart, formulation qui se trouve dans le journal de Béjart, qu’il avait croisé avec celui de son père (la Mort subite)
Nous pouvons y lire ceci :
- Un homme : l’ennui
- Deux hommes : ‘la guerre
- Trois hommes : la politique
La politique commence avec le jeu des alliances, deux hommes se liguent contre un troisième.
Le principe d’exclusion est en marche, une position neutre est par là-même exclue.
Guerres et alliances peuvent être considérées comme des invariants anthropologiques.
Le principe de neutralité n’a donc pas de racine anthropologique, c’est sa faiblesse, mais c’est aussi sa force.
Sa faiblesse, car il ne parle pas vraiment aux humains que nous sommes. Être humain c’est être partial. Ce n’est pas l’égoïsme individuel qui est à la racine de nos actions, c’est la volonté de protéger les siens, les miens d’abord, les autres après.
Dit autrement : spontanément nous sommes injustes car la justice ne fait pas acception des personnes. D’où sa figuration avec les yeux bandés.
« Le phénomène « Droit » existe chaque fois qu’a lieu l’intervention d’un tiers désintéressé ».
Ce tiers désintéressé intervient de façon impartiale aimait à dire Alexandre Kojève.
Et cette position de tiers désintéressé et impartial n’est jamais bien acceptée contrairement à ce que l’on pourrait croire.
Le principe du contradictoire, qui est au cœur du droit et de la justice, exige un rituel qui n’a rien de naturel.
Le principe de neutralité, en ce sens, ressemble au droit, car il repose sur le présupposé de la possibilité de la position d’un tiers.
Voilà pourquoi cette faiblesse apparente du principe de neutralité - il n’a pas de fondement anthropologique – est en réalité sa force.
C’est un principe qui surgit dans l’histoire, l’ancien juge à la Cour Internationale de Justice, Isidro Fabela, insistait sur ce fait historique que « la neutralité est un concept juridique moderne ».
Et il en proposait une définition succincte : « la neutralité est la situation juridique d’un Etat à l’égard de deux ou de plusieurs belligérants, selon laquelle il ne participe pas à la guerre et n’aide aucun des combattants ».
Ce parti pris de non-participation, ce parti pris de non parti pris, provoque aussitôt des résistances.
Ce que disait Luc De Meuron en 1946 ( Notre Neutralité) n’a rien perdu de son actualité : « depuis le Congrès de Vienne, notre pays se refuse à faire l’histoire, à participer à la grande mêlée de larmes et de sang où s’effondrent les empires et où naissent « des lendemains qui chantent ».
Il a renoncé à la guerre et a sacrifié pour la Paix son besoin de grandeur.
S’il continue à affirmer sa vitalité et sa foi à l’intérieur de ses frontières, il commet à d’autres le soin enivrant de forger le destin du monde… ».
Toutes les fois que se pose le problème de notre neutralité, la Suisse connait aussi un drame intérieur qui la bouleverse moralement parce qu’elle a peur d’être lâche.
Elle oublie simplement qu’en se voulant neutre, elle reste seule dans le heurt des passions et le fracas des batailles.
En se faisant reconnaitre un statut de neutralité perpétuelle, notre pays assume devant l’histoire, le rôle ingrat, mais combien noble, de l’objecteur de conscience qui, pour toujours, a dit non à la guerre ».
Que retenir de ce petit texte de 1946 que Luc de Meuron présentait comme un « avant propos » pour sa réflexion sur « Notre neutralité » ?
La Suisse par son choix de la neutralité s’expose assez régulièrement, pour ne pas dire fréquemment, au « drame intérieur », le drame d’un pays qui a peur d’être lâche.
En se tenant à distance des grandes mêlées de larmes et de sang où s’effondrent les empires, la Suisse a accepté, par là-même, d’assumer le rôle ingrat d’un pays qui soulève des objections face au cours de l’histoire.
Rôle ingrat parce que la reconnaissance se fait toujours attendre.
Enfin, le plus important tient au titre de son livre « Notre neutralité ».
La neutralité suisse n’est pas une neutralité parmi d’autres, elle a quelque chose d’unique. Et c’est cette singularité qui la fait bien souvent méconnaitre.
Tout se résume, sans doute, dans ce petit mot lourd de sens : « perpétuelle ».
Il est assez remarquable que cette peur redoutée d’être tenue pour lâche ressurgisse dans un colloque en septembre 1983.
Louis-Edouard Roulet introduisant les actes du colloque international sur les Etats neutres européens et la seconde guerre mondiale, organisé par les universités de Neuchâtel et de Berne en septembre 1983, remarquait ceci : « la guerre, pour effroyables qu’en soient les manifestations, retient par ses aspects épiques, dramatiques voire tragiques, l’attention et des contemporains et de la postérité. A côté du fracas des armes et de la misère des hommes, la neutralité se révèle peu spectaculaire. Bien qu’elle corresponde essentiellement à une volonté pacifique et qu’elle prétende à une philosophie du droit international qui préfèrerait régler les différends par un arrangement négocié, elle n’est pas à proprement parler populaire, sauf pour les ressortissants contemporains d’un pays qui en bénéficie. Celui qui est engagé dans un combat dont l’issue ne le concerne pas seulement à titre personnel, mais dont il pense qu’elle déterminera la survie du pays auquel il appartient, n’a que peu de considération pour ceux demeurés à l’écart, à l’abri des coups et dont l’attitude lui paraitra généralement complice d’une forme de lâcheté ».
J’évoquais la figure d’Isidro Fabela, il remarque que « la neutralité perpétuelle, volontaire et intégrale de la Confédération helvétique, est un cas unique dans l’Histoire du Droit international moderne ».
Or, un cas unique brouille le jeu des comparaisons, voire rend les comparaisons impossibles. Elle dessine surtout une vocation, et une vocation a besoin de se conforter, de se réconforter car elle ne peut compter que sur elle-même.
Une telle vocation a des ennemis et ces ennemis ne sont pas nécessairement infréquentables.
Le diplomate, Nicolas Politis (1872 – 1942) dans un petit livre la Neutralité et la paix (1935) où il s’interroge sur l’avenir de la neutralité dans son rapport à l’organisation de la paix, ouvre sa réflexion par une citation du grand juriste Antoine Loysel (1536 – 1617) « qui peut et n’empêche pèche ».
C’est donner beaucoup de pouvoir au pouvoir, il faudrait dire à la puissance, et c’est condamner par principe une politique de l’abstention, à la faveur d’un principe d’ingérence.
D’ailleurs, dans son ouvrage, Nicolas Politis considère que la neutralité n’est plus de saison :
« la neutralité est née et s’est développée comme un produit de l’anarchie internationale dans un monde où les Etats avaient la prétention d’exercer sans le moindre contrôle un pouvoir souverain illimité où ils avaient le droit absolu de guerre, où ils ne connaissaient aucun système régulier de justice, où l’interdépendance de leurs intérêts ne pouvait être conçue que comme une spéculation de l’esprit, où enfin leur communauté était dépourvue de toute organisation ».
Voilà, pour Nicolas Politis, les conditions historiques qui pouvaient expliquer et justifier la neutralité.
Cette liste des conditions favorables à la neutralité a été dressée en Janvier 1935.
Or, pour Nicolas Politis, l’émergence de la Société des Nations (S.D.N.) basée à Genève et qui durera 26 ans, change totalement la donne et conduit au « déclin de la neutralité ».
«En droit, la neutralité a cessé d’être une institution. Mais le droit est ici en avance sur les habitudes, sur les croyances, sur les faits ».
Et reprenant la maxime de Loysel placée en exergue de son livre « qui peut et n’empêche pèche », il considère que si cette maxime « n’a plus guère de valeur en droit interne, elle en conserve une, et bien grande, en droit international...
La maxime de Loysel traduit si bien un besoin primordial de la vie des peuples qu’elle mérite d’être répandue comme un mot d’ordre qui doit pénétrer profondément dans la conscience des hommes civilisés pour inspirer et guider la conduite de tous les gouvernements. C’est pourquoi elle a été placée en exergue du présent ouvrage ».
Nicolas Politis était un ennemi de la neutralité parce qu’il était un ami du droit international et de la justice internationale.
Si la mise hors la loi de la guerre par le pacte de Paris devenait une réalité historique « condamné dans son principe par le pacte de Paris, ne pouvant plus servir l’intérêt bien entendu des nations, le régime traditionnel de la neutralité devait être délibérément abandonné ».
Je rappelle que par « Pacte de Paris » on entend le pacte Briand-Kellog qui est un traité de paix signé en 1928 et qui condamne le recours à la guerre pour régler les différends entre les Etats.
On touche ici aux limites du droit, car le droit est l’art des solutions.
La Société des Nations était une solution, tout comme l’ONU sera une nouvelle solution.
Les solutions ont toutefois un inconvénient, elles cherchent à être la bonne réponse à une question, que celle-ci soit bien ou mal posée.
Mais la neutralité est-elle une solution ? Et si elle est une solution alors qu’elle était la question ? Les solutions ont une histoire, elles ne sont jamais définitives, elles sont provisoires. La neutralité perpétuelle qui écarte audacieusement la tentation du provisoire, n’est pas une solution elle est une position. Une position issue d’une prise de position. Or une position n’est pas une réponse, c’est une instauration. On ne répond pas à une interpellation du passé, on instaure un avenir.
On cherche, par avance, à répondre de l’avenir. Cette position, je le disais, est rarement comprise. Les peuples ont pris le goût aux ingérences, ils finissent par perdre de vue leurs combats pour l’autodétermination.
J’évoquais Luc de Meuron et son livre Notre neutralité. Il se trouve qu’un an plus tôt, en 1945, un certain Winston Churchill rencontrait à Paris une figure que tous les Suisses connaissent, Carl J. Burckhardt. Cette rencontre est racontée par Max Petitpierre, il vaut la peine de le citer : «Votre neutralité, je n’en connais pas l’historique, mais elle nous a rudement servi au point de vue stratégique. Elle est une nécessité, ou plutôt elle a été une nécessité, car la prochaine fois, si nous ne réussissons pas à l’éviter, plus rien ne tiendra, aucune loi internationale. Ce ne sera qu’alors que nous connaitrons la guerre totale. ».
«Carl Burckhardt n’était pas à Paris seulement comme observateur. Il devait aussi donner une image de la Suisse et de ses réalités. Historien et Européen, il pouvait présenter la neutralité suisse comme une des constantes de la politique européenne et défendre la politique qui en découlait et qui, comme on le sait, n’était pas très populaire dans les pays qui avaient été entrainés dans la guerre, et en particulier en France.
On se souvient que l’hostilité française à notre neutralité c’était manifestée à la conférence de San Francisco de 1945 où la délégation française proposa qu’on introduisit dans la Charte des Nations Unies une disposition selon laquelle il y avait incompatibilité entre la neutralité et la qualité de membre de la nouvelle organisation ».
La chasse aux incompatibilités est une chasse perpétuellement ouverte, son arme favorite est l’intimidation. Ce que rapporte Max Petitpierre, à l’occasion de la mission à Paris de Carl J. Burckhardt, nous donne à voir à quel point la neutralité perpétuelle de la Suisse est régulièrement « en question ». Mais ce que montre l’histoire de la Suisse est que sa neutralité perpétuelle est « hors de question », en dehors d’un questionnement en amont de toute question.
Conclusion
Qu’est-ce que la neutralité ? la neutralité n’est pas l’effet d’une neutralisation subie, et qui écarterait ainsi un pays de l’histoire vivante, même si une telle neutralité existe bien dans certains pays. La neutralité, telle que nous la voyons à l’œuvre dans la neutralité perpétuelle reconnue à la Suisse, est d’un autre ordre.
C’est à la langue latine d’en demander le sens profond. L’adverbe « neutro » signifie « vers aucun des deux côtés », « neutrum » cela veut dire « ni l’un ni l’autre». On retombe ainsi sur l’axiome romain, qu’elle écarte d’entrée de jeu, qui n’est pas avec moi est contre moi. La neutralité lui répond :
«je ne suis ni avec toi ni avec ton meilleur ennemi, je suis résolument indifférente à ta mauvaise querelle. Mais ne t’inquiète pas car je m’active dans mon coin pour préparer ta prochaine négociation, qu’aujourd’hui tu refuses mais que demain tu imploreras.
Je ménage une place à l’aménité pour libérer le monde de ton enfer du comminatoire ».
Martin Chodron de Courcel, Professeur de philosophie
Intervention du 26 Juin 2025 au Centre de Genève pour la Neutralité